LIAISONS no 2 Février 2018 - page 3

À quoi ça sert?
La rengaine est bien connue, répétée à satiété, parfois
sur un ton mi-figue, mi-raisin, mais toujours avec
l’impression d’asséner un argument qui serait non
seulement parfaitement raisonnable, mais pour lequel
aucune réponse ne serait jamais entièrement
convaincante. À quoi cela peut-il bien servir que
d’étudier pour obtenir un diplôme dans une discipline
des sciences humaines ou sociales?
Comment répondre à une telle question sans
de facto
admettre sa pertinence et
ipso facto
se condamner à
formuler une réponse qui ne sera pas satisfaisante? Car
l’enjeu fondamental est là; posée de cette manière, la
question n’est tout simplement pas pertinente. Plus
précisément, elle est impertinente.
Impertinente, non pas du fait de son caractère
irrévérencieux ou effronté. Après tout, il ne s’agit pas ici
de réagir à une question qui heurterait notre sensibilité et
la conviction que nous entretenons, dans ces disciplines,
de notre propre importance. Mais impertinente au sens
un peu plus fort du terme témoignant du caractère d’une
question qui n’est foncièrement pas adéquate ou
adaptée à son objet.
Le défi que nous nous devons de relever est pourtant de
parvenir à formuler une telle réponse sans la poser dans
des termes reprenant des sous-entendus qui sont
désormais dominants, soit ceux d’une contribution dont
l’impact, du point de vue de l’individu et de la collectivité,
serait immédiatement mesurable empiriquement et
rapidement applicable concrètement.
Le fait est que la contribution que font ces disciplines, de
même que celles et ceux qui œuvrent dans ces
disciplines, demeure trop souvent invisible
1
. Et pourtant,
leur contribution est non seulement précieuse, mais elle
est surtout généralement cruciale pour que d’autres
transformations, parfois bien plus visibles celles-là, se
fassent jour et s’opèrent.
Pour ne prendre que quelques exemples parmi les plus
marquants des dernières décennies, si les effets
attendus ou inattendus des phénomènes que l’on
associe aujourd’hui au réchauffement climatique (par
exemple les ouragans), aux problèmes de santé publique
(par exemple l’épidémie d’obésité), aux défis de la
mondialisation économique (par exemple la croissance
des inégalités) et aux transformations technologiques
(par exemple la domination des réseaux sociaux)
peuvent avoir un sens et apparaître comme soulevant de
véritables défis pour les individus et les collectivités,
c’est précisément du fait combiné de leur origine
humaine et de leurs impacts sur les individus et les
collectivités humaines.
Ces phénomènes ont en effet leur origine dans le
comportement des individus et des collectivités et leurs
impacts sur les individus et les collectivités sont médiés
par des changements en profondeur dans leurs
mentalités, dans leurs perceptions, dans leurs
représentations, dans leurs habitudes et finalement dans
leurs pratiques. Tant sur le plan individuel que collectif,
ces phénomènes nous plongent au cœur de questions
fondamentales telles : d’où venons-nous? où
allons-nous? qu’étions-nous? que devenons-nous?
Lancées de cette manière, ces questions donnent le
vertige, il faut en convenir. Mais cela ne signifie
cependant pas qu’elles sont sans importance et que les
réponses sont impossibles. Car ce dont il s’agit au fond,
c’est de mieux comprendre le monde que nous habitons.
À quoi ça sert donc d’étudier en sciences humaines ou
sociales? Eh bien, ça sert entre autres à mieux déchiffrer
les mutations que vivent nos sociétés, à mieux donner un
sens au monde dans lequel nous évoluons, à mieux
comprendre les enjeux auxquels les individus et les
collectivités font face, à mieux réfléchir de manière
critique aux conditions dans lesquelles nous sommes, à
mieux reconnaître les solutions possibles face à ce qui se
présente comme un problème, à mieux sortir des sentiers
battus pour imaginer d’autres potentialités, à mieux
collaborer constructivement avec d’autres pour que ces
potentialités voient le jour, etc.
Or, ces capacités sont étroitement liées aux compétences
et aux connaissances qui sont acquises dans l’une ou
l’autre des disciplines des sciences sociales et humaines.
Leur malheur, c’est qu’elles sont souvent, du fait de leur
nature même, plus difficilement mesurables et
applicables au sens où le serait une formule, une
technique ou une procédure. Elles ne peuvent
généralement s’apprécier que sur une plus longue durée.
Comme bien des choses cependant – pensons à la santé,
à la sécurité, à la liberté ou à l’égalité –, c’est lorsque nous
en sommes soudain privées, après y avoir goûté, que l’on
prend véritablement conscience de leur importance
fondamentale dans nos vies.
Bien entendu, il ne s’agit pas de dire ici que les sciences
humaines et sociales ont l’exclusivité du développement
de ces capacités chez les étudiantes et les étudiants.
Cela serait profondément risible. Reste que ces
disciplines disposent certainement d’une position tout à
fait privilégiée dans leur développement et dans leur
déploiement ultérieur dans toutes les sphères de la
société.
Quid
des disciplines artistiques? Nous y reviendrons dans
un prochain billet.
Jean-François Thibault
Doyen de la Faculté des arts et des sciences sociales
Mot du doyen
1
Voir Pierre Noreau et Guy Rocher, « Les sciences sociales et humaines, pour
quoi faire? »,
Le Devoir
, 9 mai 2016.
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